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Jacques BOLO
PHILOSOPHIE contre INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
Novembre 1996, ed. Lingua Franca, Paris, 376 p.
(Text in French)


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AUTOMATES INTELLIGENTS

Jacques Bolo
Philosophie contre intelligence artificielle
(Editions Lingua Franca, novembre 1996)

Christophe Jacquemin

Doit-on réserver l'intelligence à l'humain au point de considérer l'intelligence artificielle (IA) comme une contradiction dans les termes ?

C'est en réaction à ce style d'assertion souvent servie par les tenants d'une philosophie phénoménologique(1), que Jacques Bolo a écrit ce livre.

Prévenons tout de suite le lecteur : cet essai touffu n'est pas des plus facile à lire et mériterait certainement plus d'effort dans la présentation didactique. Mis à part cette imperfection, saluons ici l'entreprise de l'auteur qui consiste à mettre en lumière, et de manière systématique, les principaux procédés et arguments -employés le plus souvent à la limite de l'honnêteté intellectuelle- par les adversaires de l'IA.

Au fil des pages Jacques Bolo répond point par point aux critiques et dénigrements les plus souvent formulés. Pour cela, il a choisi cinq auteurs, ou plus précisément quatre livre qui, à ses yeux, condensent l'ensemble des contradictions ayant pu être apportées à l'IA, chacune relevant de domaines précis. Citons, par ordre d'apparition :

What computers can't do, The limits of articial intelligence (Intelligence artificielle, mythes et limites), Hubert Dreyfus, 1972, 1979 et 1992.

Ce philosophe, professeur à Berkeley, incarne le champion de l'opposition à l'intelligence artificielle, sa critique phénoménologique ayant rencontré de nombreux échos dans le public, chez les informaticiens eux-mêmes, influencés, selon Jacques Bolo, "par leur formation scolaire ou par la mode de cette tendance philosophique".

Computer Power and Human Reason (Puissance de l'ordinateur et raison de l'homme), Joseph Weizenbaum, livre paru en 1976.

Rappelons qu'avant d'écrire cet ouvrage, Joseph Weizenbaum, chercheur en intelligence artificielle aujourd'hui passé dans "le camp de l'opposition", s'est rendu célèbre dans le milieu des années 60 au MIT en créant le programme ELIZA, capable de simuler une consultation avec un psychothérapeute.

Ses objections à l'IA sont morales, et anti-techno-scientifiques.

Minds, Brains and Science (Esprit, cerveau et science), John Searle, Conférence Reith 1984 de la BBC. Ce philosophe du langage reprend sur le plan de la philosophie, la plupart des résistances des linguistes à l'intelligence artificielle : celles-ci consistent principalement à transformer les difficultés effectives de la formalisation du langage en impossibilités ontologiques.

Understanding Computer and Cognition (L'intelligence artificielle en question), Terry Winograd et Fernando Flores, 1986.

Terry Winograd, un des chercheurs des origines de l'IA, s'est rendu célèbre en créant le programme SHRDLU, qui permettait de communiquer avec la machine pour lui faire déplacer des blocs dans un environnement. Il a rejoint le clan des "contre l'IA" au nom de convictions philosophiques. Fernando Flores, ancien ministre du gouvernement de Salvador Allende, développant dans le livre une discussion des systèmes d'information, conteste quant à lui la possibilité de l'informatisation du monde humain au nom des mêmes conception philosophiques post-heideggeriennes.

Citons ici, au hasard, quelques assertions servies par ces auteurs :

  • Dreyfus : "la compréhension stricto sensu implique tout un sens commun. Et comme l'on ne sait pas cerner de façon adéquate cette question, les programmes d'IA relèvent de la contrefaçon"(2)...
  • Weizenbaum : "Des débats sur de telles idées - comme par exemple : les ordinateurs dépasseront l'homme en intelligence ? sont voués à la stérilité." ou encore "un ensemble de règles syntaxiques, aussi détaillées soient-elles, toute vitesse de calcul et tout grand dictionnaire suffiraient-ils pour créer des traductions de qualité ? Les chercheurs sérieux s'accordent à dire que la réponse à cette question est tout simplement non".
  • Searle : "Par définition, l'ordinateur est incapable de dupliquer ces caractéristiques [de conscience] quelle que soit sa capacité de simulation"... ou encore "les symboles digitaux n'ont pas de signification, pas de contenu sémantique"...
  • Winograd et Flores : "L'ordinateur n'est pas intelligent parce qu'il est seulement rationnel, sans être responsable [...] car il n'est pas un sujet, dépourvu qu'il est d'autonomie"...

Il serait vain ici de donner ici un résumé complet des critiques formulées et des réponses apportées par Jacques Bolo. Le panorama est vaste, allant de la critique des postulats, en passant par l'évocation de la philosophie du corps (homme-machine, incarnation, sommes-nous programmés), le traitement de l'information, la formalisation et le langage, les critère de validité...

L'auteur souligne que les limites attribuées par les adversaires de l'intelligence artificielle à l'ordinateur peuvent se voir opposées celle de tout être humain. La position philosophique consiste à considérer comme ontologiquement liées à la machine ces limitations. Cette opposition de l'humain et de la machine ressemble à une simple modernisation de l'opposition traditionnelle de la divinité avec l'humanité, où l'humain serait la nouvelle divinité. La nouveauté consiste à inverser le cartésianisme : la machine serait trop abstraite, et la richesse de l'humain serait sa matérialité.

On semble exiger des êtres humains partisans de l'IA une absence d'ambiguïté qu'on considère ailleurs comme leur spécificité - et comme une limitation de la compréhension pour les ordinateurs.

Si les prédictions optimistes ou les extrapolations des partisans de l'IA peuvent -à juste titre - être prises avec beaucoup de circonspection, l'hypothèse phénoménologique, en évoquant la non-finitude de nos pensées, décrit en fait très précisément ce programme intellectuel humain qui permet d'extrapoler, ou de comprendre les extrapolations, les projets. Pour Jacques Bolo, citant Jacques Pitrat, partisan de l'IA, "les critiquer au nom d'un principe qui affirme justement cette compréhension, correspond à la mauvaise foi dogmatique qui refuse les conclusions dérangeantes. Le fait que les informaticiens la maîtrisent mieux que les philosophes peut d'ailleurs supposer qu'elle est automatisable. Si les prédictions trop optimistes sont le lot de toute recherche, cela permet au moins de ne pas se sentir écrasé par les difficultés. Inversement, l'interrogation philosophique semble consister à effrayer les pauvres humains par l'exhibition des obstacles qu'ils doivent affronter".

Finalement, pour l'auteur, le débat de l'IA possède l'intérêt de représenter une formalisation des questions que se posent certains membres de la communauté universitaire. Ainsi, au contraire de ce à quoi on pourrait s'attendre, le fondement de ce livre (que je pourrais qualifier de "robot-ratif") est finalement une démystification de l'IA elle-même.

Et puis, que les philosophes me pardonnent (car ils ne sont certainement pas tous à mettre dans le même panier), mais lorsqu'on lit des phrases telles que celle-ci : "Au fond, un des problèmes qui a motivé cet ouvrage était de savoir comment les intellectuels pouvaient produire des sottises qui passent pour de la pensée", on ne peut qu'avoir une certaine sympathie pour Jacques Bolo.

Voici en quelque sorte une démarche que l'on peut situer d'une certaine manière dans la veine de celle de Sokal et Bricmont(3) (ou plutôt le contraire puisque le livre de Jacques Bolo est antérieur). Mais signalons qu'à la différence de ces derniers, Jacques Bolo - pour le thème qui l'intéresse ici - s'attaque au fond plutôt qu'à la forme et résout au passage nombre problèmes posés par ses contradicteurs.

(1) Méthode qui se propose, par la description des choses elle-mêmes, en dehors de toute construction conceptuelle, de découvrir les structures transcendantes de la conscience. Remonter d'où l'on vient

(2) Rappelons ce que Daniel C. Dennett - autre philosophe dont nous avons parlé dans nos colonnes - dit de Dreyfus : "il a eu parfaitement raison de dénoncer diverses insuffisances. Mais il a commis une erreur (une erreur courante, d'ailleurs, chez les philosophes), lorsqu'il a transformé une accusation correcte - « il est difficile de... » - en une accusation incorrecte - « il est impossible de... » . Le projet de l'IA est un projet techniquement difficile, et même très difficile ; mais il n'existe aucune raison métaphysique pour qu'il soit impossible de le mener à bien. Et c'est pourquoi, même si certaines critiques de Dreyfus étaient justifiées, nous avons eu raison de lui résister sur le fond. Remonter d'où l'on vient

(3) Au printemps 1996, une revue américaine fort respectée - Social Text - publiait un article au titre étrange: «Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique.» Son auteur, Alan Sokal, étayait ses divagations par des citations d'intellectuels célèbres, français et américains. Peu après, il révélait qu'il s'agissait d'une parodie. Son but était de s'attaquer, par la satire, à l'usage intempestif de terminologie scientifique et aux extrapolations abusives des sciences exactes aux sciences humaines. Plus généralement, il voulait dénoncer le relativisme postmoderne pour lequel l'objectivité est une simple convention sociale. Ce canular a déclenché un vif débat dans les milieux intellectuels, en France et à l'étranger. La suite a donné lieu à la publication du livre "Impostures intellectuelles", par Alan Sokal et Jean Bricmont (Editions Odile Jacob, Paris, 1997) dans lequel les auteurs ont rassemblé et commenté des textes illustrant les mystifications physico-mathématiques de Jacques Lacan, Julia Kristeva, Luce Irigaray, Bruno Latour, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze, Félix Guattari et Paul Virilio, auteurs jouissant tous d'une grande notoriété aux Etats-Unis. Remonter d'où l'on vient

Automates Intelligents © 2001


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